Mohand Ou idir, le dernier des troubadours


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Sabet Rabah, alias Mohand Ou Idir, écule ses souliers à sillonner infatigable, la compagne Kabyle depuis plus de trente années. Les aires grouillantes des marchés, petits poumons commerciaux des bourgs et villages de la région le connaissent, lui qui, s’étant adjugé une place parmi la faune hétéroclite des commerçants, revient avec une régularité étonnante déclamer ses vers bruits à qui veut bien l’écouter.
Le personnage est original même s’il n’a pas inventé « le métier » de poète errant, appelé également troubadour en d’autres temps, et sous d’autres cieux.
Parcourir dans la semaine une moyenne de 1000 km, pointer ponctuellement au rendez-vous des souks hebdomadaires tenus dans les agglomérations des wilayas de Bouira, Tizi-Ouzou, Bejaia… en ne comptant en ceci que sur les moyens de déplacement communs (bus, fourgons…) relève avant tout de la performance physique. Poète marathonien, Mohand Ou Idir le reste, lui qui cumule aujourd’hui 66 ans. Mais où puise-t-il donc cette énergie qui le préserve voyageur inusable, érigeant ses tribunes itinérantes là où les marchés posent les sobres supports de leurs rustiques pénates ? La passion y est sans doute pour beaucoup, cette flamme mystérieuse qui pousse certains hommes à se surpasser.
« Et puis c’est un don de soi », ajoute sans fatuité ce sexagénaire au visage buriné, hâlé par le soleil et le grand air des montagnes, à l’échine toujours droite, juste trahie par la lourdeur nouvelle du pas. « Je suis un poète engagé ». L’affirmation est convaincante, même si elle ne renvoie pas nécessairement au sens communément admis, car venant d’un homme qui, pour pouvoir être fidèle à ses multiples et anonymes escales, se laisse dormir dans ces hôtels à quatre chambres qui relativisent la solitude des bords de route, se contente d’un seul repas par jour … et pour qui le tranquille chez-soi semble être une halte à peine plus importante que les autres. « Si je meurs enterrez-moi où que je sois car partout sur le sol de mon pays je me sentirai chez moi », a-t-il un jour déclamé dans l’un de ses rares textes hasardés dans la langue de molière. Le poète, populaire par vocation, puise la substance de son dit dans l’élémentaire humus socioculturel qu’il partage avec sa communauté et laisse couler sa poésie dans ce kabyle rural de tous les jours, roulant les immuables composants du quotidien. Point d’envolées lyriques, épandues à grand renfort d’effets de manche et autres gestuelles emphatiques. Le verbe est à peine taillé, un matériau juste débarrassé de sa gangue.

C’est, entre autres, pour ce troubadour se refusant au raffinement, un peu trop cru pour les uns, foncièrement agressif pour les autres, n’a pas que des admirateurs. Réellement provocateur, Mohand Ou Idir dérange par ses grivoiseries verbales, soutire des grimaces.

En effet le poète ne s’en prive pas, devant ces auditoires moustachus (circonstance atténuante ?). Mais, il se trouve heureusement que quand les uns s’en offusquent, ou feignent de le faire, beaucoup d’autres se dérident la face par de complices éclats de rires. C’est quand Mohand Ouidir aborde le sujet politique qu’il provoque le plus de vagues. N’hésitant pas à encenser ses préférés en domaine, « les adversaires » sont généreusement descendus en flamme.

Les noms des hommes politiques, ceux des animateurs de la scène culturelle, les personnalités ayant accédé à la sphère publique, sont fréquemment cités dans ses textes. A sa manière, le poète devient chroniqueur des aires populaires, évoluant à portée des tourments divers de sa communauté. Une accessibilité qui à son revers, qui vaut ainsi au personnage d’être constamment exposé à la réaction du public, qui, en l’occurrence, ne s’en va pas s’exercer au lancer raffiné de la fétiche tomate mais se permet d’apostropher le poète, parfois vertement. Comme seuls savent le faire les montagnards. Le poète est l’un des leurs. Il leur appartient.

« Si je voulais vraiment être riche et adulé, j’aurais complaisamment fait ce qui recueille la faveur des gens. ». Voilà toute la précision de Mohand Ouidir, lui dont des textes ont souvent été mis en musique par des artistes et non des moindres, s’énor-gueillit-il.
«
Beaucoup d’entre eux se sont montrés ingrats envers moi, mais je ne leur en tiens point rigueur », avoue-t-il encore, aucun soupçon de rancune dans la voix.

Mohand Ou Idir est décidé à vivre son destin de poète errant jusqu’à la mort.

P.S.: Mohand Ou Idir nous a quitté en 2005. Que Dieu ait son âme et l’enveloppe de sa mansuétude.


Source :
Mourad S., Journal El Watan, Bureau de Béjaia, 30 août 1998; www.elwatan.com

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